Cher papa,

Ton fils que tu n’as jamais aimé t’écrit cette lettre que tu ne liras jamais. Vingt longues années ont enseveli sous mes pieds azéris mes jeunesses sans toi. À présent, ils sont enracinés jusqu’au tronc à une terre dont les sources m’abreuvent, dont je parle la langue et, à mon plus grand étonnement, je l’enseigne même. Pourquoi t’écrire maintenant dans une langue dont le sens te dépasse ? Pourquoi l’exposer ainsi, en piètre pâture à des inconnus qui n’en ont cure ? Sans doute pour avoir l’assurance qu’elle sera au moins lue une fois dans une vie. C’est si peu, une fois. C’est si peu, une vie. C’est comme le mur blanc que j’observe où se dessinent quelques rares mots d’une simplicité enfantine, le même mur de mes quatre ans que je barbouillais d’envie et de rêves, dans cet appartement immense, tu sais, au centre-ville de Bakou. Si peu de souvenirs, pour quelqu’un qui a vécu deux cents ans… Ton cabriolet rouge sang, notre pays où la pluie est bannie par les fronts brûlants de mille commerçants vociférant sous le balcon, nos tapis, nos encens, notre édition limitée des Mille et Une Nuits, mon jouet de super-héros inconnu made in russia aux allures propagandistes, aux membres disloqués, ton uniforme de gradé, maman qui sourit autant qu’elle pleure quand tu le revêts à nouveau. Tu étais notre super-héros, tu nous as disloqués. C’est de ta faute, si je suis ici ! C’est de ta faute, si je ne rêve plus dans ma langue natale et que j’ai goûté à une nouvelle natalité, une nativité dont je suis condamné à n’être que le triste apôtre sans passé, crucifié par l’avenir, la solitude et le mépris ! Combien de fois ai-je retenu, du bout de mes doigts frêles, sans vie, mais combatifs à s’en arracher l’ongle, ta chapka, ton chapeau de cow-boy qui t’emmenait sous la mitraille ? Combien de « papa, n’y va pas » ? Combien de « reste avec nous » ? Combien vaut ce foutu lopin de terreau bouseux où ruisselle encore ton sang, comme abondent mes cernes ces larmes que tu ne peux plus lire ? Je ne suis pas un héros, je ne suis pas non plus Balavoine ou encore Rambo, moi. Je suis prof’. Je me bats avec une craie et contre des copies. Je ne me sacrifierais que pour ma famille et non une patrie rachetée d’avance. Où est donc passé le cabriolet rouge, papa ? Ses sièges en vieux cuir confortable où bronzait mon sourire ? Et les commerçants ventripotents de bonté que je saluais à travers la vitre, quand tu nous emmenais en ballade ? Et mon jouet communiste dégueulasse que tu avais la patience de réparer à chaque fois, lors-même que je me tenais à tes côtes ? Je le cassais volontairement, tu sais, pour être à tes côtés ! Où est mon mur à dessin à la blancheur céleste que cet écran aveuglant a remplacé ? Et ce chapeau trop grand sur mon crâne de bébé qui trouvait enfin sa place ? Pourquoi l’as-tu remis ? Les balles ne pleuvaient-elles pas, quand tu es parti ? Ne pleuvaient-elles pas dans ma chambre aussi ? Pourquoi n’as-tu pas défendu des bombes mes bonbons, mes dessins, mes souliers d’écolier et la chevelure de celle qui t’avait offert un héritier et son cœur par dessus tout ? Pourquoi n’as-tu pas bouché de tes doigts de titan mes petites oreilles exposées aux gémissements ? Pourquoi n’as-tu pas caché au creux de ta gigantesque patte mon petit cœur tétanisé ? N’était-elle bonne qu’à tenir une arme ? Tu aurais mieux fait d’appuyer sur la gâchette, là, droit sur mon torse en plâtre ! Oui ! Plutôt que de fermer la porte sur un monde désolé pour tomber aussitôt sur le palier de la mort. Je ne veux plus de métaphore ! Plus un mot qui sonne comme larme. Je sais que tu souris, papa. Tu m’as toujours dit qu’à ma naissance j’avais apporté la guerre. C’est historiquement vrai. C’est peut-être de ma faute… Je te souris, papa. Tu es devenu la guerre, nous ne l’avions pas choisie et je suis désormais en paix. Et je te pardonne de ne pas m’avoir aimé autant que tu me manques. Je te pardonne d’avoir aimé ton pays auquel tu ne manqueras pas.

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